La question peut prêter à sourire mais elle est en fait très sérieuse. Surtout quand on sait qu’aujourd’hui encore dans certains pays les femmes sont emprisonnées ou tuées pour avoir osé défié le pouvoir en place avec leur plume. D’où l’intérêt de cette mise en scène sous forme de procès-spectacle le 9 octobre 2021, en clôture des Voix d’Orléans au tribunal de grande instance de la cité johannique. Compte-rendu d’audience avec le dernier témoin de l’accusation et une expertise psychologique décoiffante.
par Claire Boutin
L’écrivaine sociologue iranienne Chahla Chafiq, membre du Parlement des écrivaines francophones prend à son tour la parole en tant que témoin de l’accusation.
« Vous vous demandez si les écrivaines sont dangereuses. Aussi, permettez-moi de vous présenter les faits véridiques qui le démontrent clairement. Ces faits se passent en Iran, après la révolution islamique. Comme nous n’êtes pas sans le savoir, depuis plus de 40 ans, la charia, la loi qui se veut divine règne dans ce pays. Tous les moyens sont employés pour mettre les femmes sur le droit chemin tracé par l’islamisme. Hélas, le nombre de rebelles ne cessent d’augmenter et la plume devient leur arme. Aucun châtiment aussi cruel soit-il n’arrive à brider l’élan de ces femmes qui osent prendre la plume pour dire ce qu’elles désirent. N’est-ce-pas là un acte de dévoilement alors que nous avons rendu le voile obligatoire pour garantir la pudeur sociétale ?
L’histoire de la plume comme art est ancienne dans ce pays. Déjà, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la poétesse iranienne Fáṭimih Baraghání ( Qurrat al-Ayn vers 1815-1851) )convertie au mouvement babi et radicalement critique envers la charia a osé enlever son voile et parler à visage découvert devant une assemblée d’hommes pour déclarer haut et fort : « Je suis le Verbe ! » Elle a été tuée et jetée dans un puits à l’âge de 36 ans. Mais sa fin tragique n’a nullement servi d’exemple. Au cours de la révolution constitutionnelle qui suivit et ébranla l’Iran au début du XXe siècle, les plumes des femmes, fertiles pour critiquer la place inférieure que la loi leur réservait, ont revendiqué leurs droits quitte à questionner l’ordre sacré.
Heureusement, le temps des revanches est arrivé. Nous avons instauré la charia dans une révolution qui mena l’islamisme au pouvoir en 1979. Nous avons installé une république islamique pour dresser un ordre chaste. Mais figurez-vous que les jeunes générations restent attirées par une certaine Forough Farrokhzad, surnommée la poétesse du pêché. Celle qui a osé écrire : « J’ai commis un pêché délicieux ». Bien qu’elle soit morte depuis des décennies, sa tombe est actuellement un lieu de pèlerinage pour les jeunes. Elle a pourtant été exclue de l’anthologie de la poésie contemporaine iranienne. Mais rien n’y fait, elle est adorée comme une sainte.
Plus grave, le nombre de femmes qui prennent la plume ne cesse d’augmenter, écrivaines, traductrices, poétesses. Car plus grave encore, même les femmes qui n’ont pas de vocation d’écrivaine ou de poétesse prennent la plume dès qu’elles sont menacées. Ainsi, Nasrin Sotoudeh, avocate, militante des droits humains et de la liberté des femmes et prisonnière politique, écrit régulièrement des lettres ouvertes depuis sa prison. Condamnée à des années d’emprisonnement pour avoir protesté contre le voile obligatoire elle écrit « qu’elle se sent comme un oiseau sur le point de voler vers les horizons de la liberté« . Étrangement, cela fait écho à une célèbre parole de la fameuse Forough Farrokhzad dont je viens de parler : « L’oiseau mort n’oublie pas l’envol ». Voilà comment la plume donne des ailes aux femmes rebelles. Et oui, mesdames et messieurs, les écrivaines sont dangereuses et je crains qu’aucun châtiment ne puisse les corriger.«
L’expertise psychologique
La dernière à se présenter à la barre de ce procès-spectacle est Sylviane Giampino. Cette experte-psychologue doit indiquer au tribunal si les accusées sont responsables de leurs actes et s’il y a un risque de récidive :
« À la demande du tribunal et du Parlement des écrivaines francophones, j’ai pratiqué une expertise le 5 mars 2020 et à nouveau le 8 octobre 2021 concernant mesdames Lazlo et Dracius (les accusées, NDLA). Je ne développerai pas ici comme le veut l’usage d’une expertise médico-psychologique, les éléments biographiques saillants. Tout comme je ne reviendrai pas sur les justifications invoquées par les accusées elles-mêmes, ni ne définirait ici la nature précise de leur pathologie psychiatrique. Je me centrerai donc sur les circonstances supposées atténuantes mais aussi sur les circonstances aggravantes. Puis, je tenterai de déterminer dans quelle mesure les femmes qui écrivent sont conscientes et donc pénalement responsables ou l’inverse.
Le présupposé de cette expertise est clair : les femmes qui écrivent et qui sont publiées sont-elles coupables ? Oui, car elles sont femmes. Les femmes qui n’écrivent pas sont-elles coupables ? Oui, pour les mêmes raisons. Ici, une autre question préliminaire s’impose. Est-ce-que la culpabilité spontanément invoquée par les femmes qui écrivent serait du même ordre que celle des hommes qui écrivent ? La réponse est non. À ma connaissance, aucun groupe d’hommes n’a eu l’idée de réunir un tribunal de justice sur la question des hommes qui écrivent.
Je reviens donc à la question qui m’est posée par le tribunal : sont-elles capables de discernement, sont-elles conscientes et donc pénalement responsables ?
Ont-elles eu leur jugement altéré ? demande alors la présidente.
On peut le dire comme ça mais ce n’est pas obligé. Comme chacun le sait, ce qui aujourd’hui nous permet au niveau international de déterminer qui est fou et qui ne l’est pas et de quel type de folie il s’agit est transcrit dans une nouvelle sorte de code pénal, le DSM 5. Un manuel des diagnostics et des troubles mentaux établi par l’association américaine de psychiatrie et par donc d’éminents spécialistes, à n’en pas douter. Ce DSM 5 a écrasé toutes les autres formes de classifications mondiales. Exit la souffrance mentale, la détresse psychologique, la confusion mentale. Vive le trouble neurodéveloppemental, neurocognitif et bienvenus aux indices de dangerosité potentielle.
Comment fonctionne le DSM 5 ? Il considère comme trouble toutes les anomalies comportementales statistiquement déviantes par rapport à la norme sur une estimation de fréquence de ce trouble sur une population générale. Autrement dit, tout comportement qui dévie de la norme est considéré comme pathologique. Il reste ainsi à estimer le nombre de femmes qui écrivent par rapport à celui de femmes qui n’écrivent pas. Et qui écrivent quoi ? La liste des courses… Bon, nous ne considérons ici que les femmes qui écrivent et sont publiées. Leur nombre étant largement minoritaire, elles sortent de la norme selon le DSM 5, elles sont donc atteintes.
La question revient maintenant de savoir si elles sont pénalement responsables. Car le code pénal exige de définir dans quelle mesure la personne était atteinte au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuro-psychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes selon l’article 122-1 du code pénal modifié par la loi du 01 octobre 2014. Et il nous faut en plus prendre en compte l’article suivant, le 122-2, je cite : « N’est pas pénalement responsable la personne qui agit sous l’emprise d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister, un désir, un besoin…«
Donc, est-on sûr que les femmes qui écrivent et qui sont publiées n’étaient pas sous l’emprise de leur éditeur, voire sous la contrainte de mouvements féministes? Et quel est le statut de l’emprise de la force intérieure ? Ajoutons que l’article 122-4 précise : « N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime sauf si cet acte est manifestement illégal. »
Ainsi dès lors qu’une femme recoît la commande d’un éditeur, l’acte commandé est illégal. On en vient donc logiquement à la question de déterminer s’il est légal qu’un éditeur demande à une femme d’écrire.
Sachant que les femmes qui écrivent et sont publiées sont réputées coupables comme rappelé ci-dessus, on comprendra alors dans ce cas que les éditeurs pour éviter ce risque d’illégalité ne publient que des hommes.
L’expertise va donc ici examiner si l’acte est commandé par la nécessité de la légitime défense de l’autrice elle-même ou d’autrui, et donc si elle peut bénéficier de circonstances atténuantes. Celles-ci sont accordées sous condition qu’il n’y ait pas je cite : « disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte. Les moyens de la défense sont la plume et le livre, comme armes de destination.«
La proportionnalité de la peine et de l’acte sont donc à mesurer là encore selon l’écart et la norme. Et pour que le moyen de défense employé ne soit pas disproportionné et pour bénéficier de circonstances atténuantes, deux conditions sont requises : Première condition : « La femme doit écrire normalement. Elle doit défendre la nature, les animaux, les enfants. De même statistiquement autorisés puisque normés en population générale. » Seconde condition : « L’écriture doit s’accommoder d’une forme elle-même normée. Écriture ronde, veloutée, déférente, celle des contes de fées. » En revanche pourront être invoquées les circonstances aggravantes envers toute femme qui passe à l’acte d’écrire et d’éditer un roman, de la poésie, un essai sur la sexualité, des publications scientifiques, des analyses artistiques. Osant avancer des idées nouvelles, osant la science, la culture, la rébellion, la satyre, ou pire…la vérité.
Et que dire des accusées elles-mêmes qui osent revendiquer d’être des dangers utiles pour les sans-voix, d’utiliser leur plume pour dire ce que personne ne veut entendre, par légitime colère. Revenons à la légitime défense. En bénéficie celui qui accomplit l’acte, article 122-6, je cite : « Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte pour se défendre contre les auteurs des vols ou de pillages exécutés avec violence, pour repousser, je cite, de nuit l’entrée par effraction, voire violence ou ruse dans un lieu habité. » Ainsi, n’est pas pénalement responsable car en état de légitime défense toute femme qui reste garante du silence, du secret de l’alcôve dans une chambre à soi, la nuit, à son corps défendant, l’esprit soumis aux mystères de nos intimités. Alors les circonstances atténuantes, oui, au prix donc de l’abstinence ?
Le tribunal questionne: « Quelle est la dangerosité ? » Depuis la loi du 25 février 2008 dite « loi de prévention de la délinquance », la protection du corps social est devenue une priorité. Cette loi prévoit donc des mesures de protection de la société. Il ne s’agit donc plus seulement de punir des comportements dangereux mais aussi de prévenir un passage à l’acte ou une récidive éventuelle. Que le diagnostic psychiatrique prémonitoire de dangerosité devrait permettre de pronostiquer avant même l’intention. Alors les femmes qui n’écrivent pas encore sont-elles dangereuses ? Et par anticipation, les petites filles qui ne sont pas encore des femmes, sont-elles dangereuses ?
Sachant que les femmes qui écrivent et sont publiées sont déclarées hors nature féminine et hors norme et que toute folie est à un titre ou un autre dangereuse et subie, se pose alors la nature des mesures sécuritaires de présomption à prendre pour éviter un acte délictuel d’écriture future. Je me permets d’en suggérer au tribunal, Madame la Présidente, si vous le permettez. Elles peuvent se cumuler : organiser un dépistage précoce chez toutes les petites filles à l’entrée de l’école maternelle de signes précurseurs d’un trouble d’écriture. La seconde, interdire les serrures des portes de l’habitation d’une femme qui a publié. Ainsi, elle ne pourrait plus prétendre à une effraction si quelqu’un entre dans la pièce où elle écrit, la nuit. Ni s’abriter derrière l’article 122-6 pour prétendre à la légitime défense. La troisième, l’obliger à porter un bracelet électronique. On notera la mesure de tolérance du tribunal qui renonce momentanément au port de la ceinture de chasteté.
Ainsi, il serait possible de vérifier qu’elle ne se rend à une manifestation de mouvements féministes, dans un lieu la mettant sous emprise d’incitation au passage à l’acte d’écrire. Par exemple, le Sénat, l’Assemblée Nationale, les universités, les équipements culturels, les académies, que dis-je, les tribunaux.
En conséquence, pour les raisons indiquées, j’invite la cour à conclure que les femmes qui écrivent et qui sont publiées ne sont pas pénalement responsables. Mais j’incite fortement la cour à considérer la dangerosité des femmes qui écrivent au regard des risques encourue par la société, et donc à prendre des mesures sécuritaires aptes à éviter le risque du dérangement du calme et de l’ordre.«
Enfin sans surprise, le public a acquitté nos deux accusées qui ont été longuement applaudies. Un verdict qui a clôturé ce procès-spectacle de qualité.