Procès-spectacle d’Orléans : « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? » 6/7

La question peut prêter à sourire mais elle est en fait très sérieuse. Surtout quand on sait qu’aujourd’hui encore dans certains pays les femmes sont emprisonnées ou tuées pour avoir osé défié le pouvoir en place avec leur plume. D’où l’intérêt de cette mise en scène sous forme de procès-spectacle le 9 octobre 2021, en clôture des Voix d’Orléans au tribunal de grande instance de la cité johannique. Compte-rendu d’audience avec la lecture par Sophie Bourel d’un projet de loi en 1801 voulant interdire la lecture aux femmes suivie du témoin de la défense, Marijosé Alie-Monthieux.

par Claire Boutin

Frédérique Lantiéri, Présidente du Tribunal (au fond à gauche) et Sophie Bourel, jouant le député Sylvain Maréchal, porteur en 1805 d'u projet de loi visant à interdire aux femmes l'apprentissage de la lecture.
Frédérique Lantiéri, Présidente du Tribunal (au fond à gauche) et Sophie Bourel, jouant le député Sylvain Maréchal, porteur en 1805 d’u projet de loi visant à interdire aux femmes l’apprentissage de la lecture Photo Sophie Deschamps

Après l’audition des témoins, Frédérique Lantiéri, Présidente du tribunal a repris la parole pour expliquer que « tout le problème réside dans le fait que les femmes ont appris à lire et à écrire. Heureusement, certains ont essayé d’empêcher ce commencement de problème. J’appelle donc monsieur Sylvain Maréchal, porteur d’un projet de loi en 1801, visant à interdire aux fillettes l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.

« Considérant qu’apprendre à lire aux femmes est un hors-d’oeuvre, nuisible à leur éducation naturelle. C’est un luxe dont l’effet fut presque toujours l’altération et la ruine des moeurs.

Considérant que cette fleur d’innocence qui caractérise une vierge, commence à perdre de son velouté, de sa fraîcheur du moment que l’art et la science y touchent.

Considérant que l’intention de la bonne et sage nature a été que les femmes exclusivement occupées des soins domestiques s’honoreraient de tenir dans leurs mains non pas un livre ou une plume une quenouille ou un fuseau.

Considérant combien une femme qui ne sait pas lire est réservée dans ses propos, pudibonde dans ses manières, parcimonieuse en paroles, timide et modeste hors de chez elle, égale et indulgente.

Considérant combien il est dangereux de cultiver l’esprit des femmes. D’après la réflexion morale de La Rochefoucauld qui les connaissait si bien, « l’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison ».

Considérant que les femmes qui se targuent de savoir lire et de bien écrire ne sont pas celles qui savent aimer le mieux. L’esprit et le talent refroidissent le coeur.

Considérant combien la lecture est contagieuse. Sitôt qu’une femme ouvre un livre, elle se croit en état d’enfer. Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut. Molière considérait que presque toujours quand les femmes tiennent la plume, c’est un homme qui la taille.

Considérant que les femmes n’étant pas assujetties à une charge publique, à aucune fonction administrative, n’ayant pas même droit aux fauteuils de l’Institut, elles n’ont nul besoin de savoir lire et écrire.

Considérant combien doit être difficile le ménage d’une femme qui fait des livres, unie à un homme qui n’en sait pas faire.

Considérant que Jeanne d’Arc sut bien délivrer la France sans savoir lire.

Sophie Bourel, jouant le député Sylvain Maréchal, porteur en 1801 d’u projet de loi visant à interdire aux femmes l’apprentissage de la lecture Photo Sophie Deschamps

Alors, en conséquence, la raison veut que l’on dispense les femmes d’apprendre à lire, à écrire, à imprimer, à graver, à scander, à solfier, à peindre… Quand elles savent un peu de tout cela, c’est trop ordinairement aux dépens de la science du ménage.


La raison veut que les maris soient les seuls livres de leur femme. Livres vivants où nuit et jour, elles doivent apprendre à lire leur destinée.

La raison de penser que personne ne choisit pour épouse et compagne la fille d’une femme lettrée.

La raison veut que les femmes qui s’obstineraient à faire des livres ne soient point admises à faire des enfants.

(On est heureux d’apprendre que ce texte n’a pas été voté par le Parlement en 1801)

Pourtant, on remplirait plusieurs volumes in folio d’autorité grave prouvant la nécessité et l’urgence d’une loi dans l’esprit de celle dont nous publions ici un…très minuscule programme.« 

Marijosé Alie-Monthieux, témoin de la défense

Marijosé Alie-Monthieux, témoin de la défense

Marijosé Alie-Monthieux, écrivaine, musicienne, journaliste martiniquaise et membre du Parlement des écrivaines francophones prend la défense des accusées.

« Je suis comme nous toutes ici à la fois la soeur, la mère, la fille, le miroir et le prolongement de nos accusées.

D’abord, qui suis-je pour témoigner? Eh bien, je suis l’un des maillons de nos solidarités, des mystères de nos intimités, dirons-nous. En marge de la grande avenue de la littérature créole, j’emprunte les chemins de traverse et les petites rues perdues qui nous créent des espaces. (…) Car là d’où je viens, mon pays caribéen à l’histoire tourmentée, l’écriture est masculine, beaucoup. Et ces hommes de plume me regardaient comme s’ils attendaient sans y croire ce que mon imaginaire avait à dire au monde.

Alors, j’existe en marge et en liberté, en défiant les codes de la cruauté. Que m’a-t-on reprochée sinon de ne tremper ma plume que dans le Sud de la plantation. Comme vous accusez ! Je tourne autour de mon rocher en larges cercles concentriques, très larges qui me font effleurer le monde. Le monde entier que je porte en moi, l’Afrique, l’Asie, l’Inde, l’Europe, les Peuples Premiers. Et de la plantation esclavagiste, j’ai hérité d’une immense et intime souffrance et d’une grande colère. Mais aussi d’une encombrante tendresse. Car j’ai retenu le geste large des femmes qui protégeaient l’enfant du viol colonial. Ou celui d’amour, de la même caresse.

Alors nous aujourd’hui c’est vrai, on balance nos porcs. Mais n’oubliez pas que dans le même monde, en même temps Erdogan, Trump, Bolsonaro, les talibans ou allez je vais oser Éric Zemmour sont arrivés ou arrivent au sommet du pouvoir. Surtout d’ailleurs celui de polluer nos pensées en ouvrant le chemin étroit de toutes les interdictions. Vous ne me croyez pas ? Mais lisez donc ce qu’ils veulent faire de nous ! Vous croyez vraiment qu’un monde qui attise le viol et de la cruauté est un monde partagé par les femmes ? Prêts à faire la place que nous réclamons au nom d’une égalité qui annule depuis longtemps la République ? Non.

« Nos plumes sont nos armes »

C’est comme la liberté, l’égalité s’arrache. L’égalité se conquiert. (…)Alors oui nos plumes sont nos armes. Et je suis témoin que les accusées les utilisent pour inventer des passés honteux ou flamboyants. Des présents douloureux ou plein d’espoirs. Des futurs à construire ou à détruire. Et que nul ne doit les freiner. Mais dans ce cas, témoins ou accusées nous trempons toutes nos plumes dans l’encre salvatrice de la subversion qui fait de nous des femmes dangereuses.

J’ai une belle amie, une belle âme, qui va bientôt écrire Les monologues de la verge. Oui, une boutade, lancée lors d’une séance de rire et d’écriture. Eh bien vous savez quoi ? Nous l’avons toutes rejointes, enthousiasme délirant, pleines d’humour et d’énergie. On a toutes envie de s’y mettre avec des anecdotes pour rire et un peu…

Qui donc pourra arrêter cette vague profonde, cet éclat de vie qui s’esclaffe à la barbe des barbus ? Alors témoins oui de cette époque. Ils ont pleinement conscience d’assister à la fin d’un monde où la colère de la terre, la colère des oubliés, des mal-aimés, la colère des mémoires se réveillent avec fracas. La fin d’un monde et l’urgence que nos plumes d’écrivaine prennent toute leur place pour celui qui se construit.

C’est exactement ce que font nos accusées. Que leur reproche t-on ? D’ajouter leur vérité au grand concert des réalités multiples qui assourdissent le monde, avec leurs faciès menaçants et dominateurs ? De proposer une petite musique qui nous dérange et s’entête et finalement trace un chemin de lumière dans le vivant ? Quel projet !

« Nous sommes toutes coupables ! « 

Les accusées, c’est aussi en leur nom que je vous réponds, débordant un peu de mon rôle de témoin de la défense. Mais qui donc êtes-vous pour nous juger ? Pour juger nos cinq mille ans, dix mille ans d’existence car aucune souffrance d’aucune femme depuis des millénaires ne nous est étrangère. Alors oui elles ont pris leur plume, nous écrivons. Alourdies et enrichies de longues histoires. A l’ombre ou à la lumière de tout cela. Danger? sans doute. Et si elles sont coupables d’être dangereuses, nous le sommes toutes et devrions le revendiquer. Je le revendique. Coupables, oui elles le sont, nous le sommes mais c’est peut-être un des rares cas de culpabilité qui exige un non-lieu et donc un verdict d’acquittement au nom du mieux-être de l’humanité.« 

Lire aussi : « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? 7/7