La question peut prêter à sourire mais elle est en fait très sérieuse. Surtout quand on sait qu’aujourd’hui encore dans certains pays les femmes sont emprisonnées ou tuées pour avoir osé défié le pouvoir en place avec leur plume. D’où l’intérêt de cette mise en scène sous forme de procès-spectacle le 9 octobre 2021 en clôture des Voix d’Orléans au tribunal de grande instance de la cité johannique. Compte-rendu d’audience avec les dépositions des deux accusées.
par Claire Boutin
Dans ce deuxième volet du procès-spectacle des Voix d’Orléans dont la question est : « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses, ? » nous allons entendre à présent les déclarations des deux accusées qui ont choisi de ne pas avoir d’avocate. La parole est donc à l’écrivaine Viktor Lazlo :
« Madame la Présidente, je reconnais partiellement les faits qui me sont reprochés. En effet, on m’accuse d’utiliser ma plume pour réécrire l’histoire à l’aune de mes croyances et de mes certitudes. D’alimenter la misandrie ambiante et d’inciter à la haine. On m’accuse de représenter une menace pour la société car je proclame haut et fort que la femme que je suis est issue d’une longue lignée de femmes violées dans le consensus des pratiques esclavagistes et colonialistes, bref on m’accuse d’utiliser ma plume pour dire ce que personne ne veut entendre.
Suis-je un danger ? Oui , certainement. Pour toute personne qui se sent visée par mes propos ou menacée par ma parole, les certitudes ancrées dans le discours autorisé risqueraient de voler en éclats.
Suis-je un danger ? Oui, certainement puisque ça (elle montre son stylo, NDLA) c’est une arme. Mais est-ce le seul fait des femmes ? Pourquoi suis-je devant vous alors que je ne fais rien d’autre que rappeler la vérité.
Avant d’entamer ma défense, je voudrais vous raconter ce qui a présidé à ma naissance d’écrivaine, d’autrice. Déjà dans ces mots, à force de les nier dans toutes les strates du discours officiel, on nous a forcé à revoir jusqu’à la terminologie qui nous qualifie, bref.
Je suis née dans une famille où ma mère avait pour seul projet de vie de fonder une famille, choyer son homme, ses enfants, ses petits-enfants et pourquoi pas ses arrières petits-enfants jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je l’ai regardée aimer, travailler gratuitement pour lui. Progressivement mettre en veilleuse ou plutôt éteindre ses désirs non partagés. Suer, demander sans obtenir un espace de liberté, un compte en banque, un permis de conduire. Toutes ces petites choses que les combats féministes de ses contemporaines gagnaient de haute lutte, elles ne les a jamais obtenues.
« La lecture, seul espace de liberté accordée à ma mère »
Le seul espace qui lui fut accordé fut celui de la lecture. Elle dévorait et constituait une bibliothèque dans laquelle son mari n’a jamais eu l’idée d’aller fouiner. On y trouvait toute la littérature romantique anglaise et américaine, mais aussi Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Yourcenar ainsi que des textes scientifiques sur l’appareil génital féminin.
Alors, très tôt ma soeur et moi avons su ce qu’il nous fallait à tout prix éviter et ce qu’il nous fallait connaître pour gagner notre indépendance et notre liberté. Cela aurait pu marcher si nous n’avions pas aimé notre père. Mais, ses mises en garde d’éviter le mariage, piège à illusions, de travailler, finances assurées, n’ont pas suffi. Nous nous sommes mariées et avons reproduit le schéma maternel. Et si ce n’était l’évolution de la technologie, nous en serions encore à laver les chemises de nos hommes à la main et à épingler les couches de nos enfants.
Pour échapper à cette fatalité, j’ai fait comme elle, ma mère, j’ai lu mais j’ai également pris la plume. Et c’est cette plume qui m’a libérée, qui m’a permis d’échapper à ce que me préparait la vie. Sans elle, j’aurais continué à vivre, baillonnée, ma timidité m’aurait pour toujours empêché de chercher la vérité et de la dire.
« Je suis le résultat d’une longue lignée de femmes violées »
La vérité, la voici, Madame la Présidente. On m’accuse de mettre ma plume au service de mensonges. Ce qui représente un danger sans précédent pour la société, culpabilisant pour les hommes, culpabilisant pour les Occidentaux. Parce que je le répète, je le clame avec force que la femme que je suis est le résultat d’une longue lignée de femmes violées et abusées. Et avant d’accuser le système colonialiste de ces viols, j’accuse les hommes. Ceux qui se sont complus dans ce système qui légalisaient leurs actes. Cela a commencé il y a longtemps avec l’esclavage. Cela a perduré par ce qu’ils estimaient être la seule justification possible à l’abolition de l’esclavage, la colonisation.
Ma grand-mère était une petite femme de ménage de 17 ans quand elle a été violée par son patron de 50 ans son aîné. Elle–même était le fruit d’un viol perpétré par le fils de famille dont sa mère assurait la garde. Il n’y a que ma mère qui fit des enfants par amour ,sans pour autant échapper au schéma patriarcal qui l’enfermerait.
La chose étant dite, elle devrait être acceptée et reconnue tout simplement avec humilité et indignation par les héritiers de ceux qui ont durant des siècles et des siècles profité d’une situation pour maquiller leurs crimes . Au lieu de cela, on me dit, mensonges ! Tu culpabilises la France, les Français et tu nous forces à reconnaître un mensonge.
La colonisation vous a apporté une éducation, la science, la technologie. Ça vaut tout de même mieux que de continuer à grimper dans les arbres pour cueillir les noix de coco. Tu utilises la misandrie du moment pour requalifier des amours ancillaires en viols. En cela, tu représentes une menace, permanente, pour la société et devrait être empêchée de nuire.
« J’ai honte de m’être tue »
Voilà ce que j’entends et j’ai honte. J’ai honte de m’être tue si longtemps. On m’accuse de réécrire l’histoire à l’aune de mes croyances. C’est justement pour essayer de la comprendre l’histoire, pour tenter d’accepter le comportement des hommes que j’ai travaillé sans relâche, afin de rien travestir, de ne rien omettre pour livrer des textes les plus objectifs possibles.
Alors oui, je suis dangereuse. Oui, je risque gros mais je préfère me sacrifier plutôt que de me soumettre à l’histoire officielle. Car je sais qu’il est vital d’exprimer cette colère aujourd’hui. Sinon, nos sociétés futures se construiront sur des mensonges.
Je reconnais donc que je suis un danger plus pour moi que pour la société, mais j’accuse. Je suis aussi là pour accuser. «
C’est ensuite au tour de Suzanne Dracius, la seconde accusée de se lever et de parler :
« Je reconnais aussi être un danger pour la société. Mais aujourd’hui ( 9 octobre 1021) nous célébrons les 40 ans de l’abolition de la peine de mort. Donc, je suis relativement sereine puisque je sais au moins que je ne serai pas condamnée à mort.
Accusée, j’assure donc ma propre défense en plaidant d’une manière métissée comme ma propre personne c’est-à-dire en plaidant à la fois coupable et non-coupable. Mais aussi victime, complice, receleuse et bourrelle.
Vous voulez dire bourreau ?
Non, je faisais exprès de dire bourrelle. Justement, quand les noms de métiers sont défavorables, on n’hésite pas à les utiliser. On disait bourelle en français autrefois. Alors que lorsque s’agissait de termes désignant des fonctions prestigieuses, on hésitait à les féminiser ou alors on les utilisait pour parler de la femme de…
Alors on y va parce que je vous rappelle que je suis coutumière du fait, je suis même multirécidiviste. La preuve, c’est qu’il y a un ouvrage collectif d’universitaires d’un peu partout, de France, des USA… qui s’intitule Métissages et marronages dans l’oeuvre de Suzanne Dracius. Les écrivaines ne sont dangereuses que pour ceux qui les combattent aux yeux de ce qu’elles combattent et c’est une excellente chose. Car les femmes qui écrivent sont des oxymores vivants et parfois même des zombies. Elles présentent un danger utile notamment pour les sans-voix.
« J’ai opté pour la féminitude »
Je ne suis pas une féministe castratrice. Ce que je vise c’est l’harmonie. Une féminitude qui rime avec plénitude. J’avoue en référence à Simone de Beauvoir, à l’instar de la négritude avec ce même suffixe latin, je confesse que j’ai opté pour la féminitude, désignant l’attitude, la posture revendiquée de femmes, l’ensemble des valeurs propres aux femmes, à distinguer de la féminité, état ou qualités intrinsèques de la femme. Ces valeurs qui peuvent être perçues péjorativement ou de manière caricaturale, comme on dit : elle est très féminine…
Mon féminisme se pose en parallèle à l’anticolonialisme comme une prise en compte de l’altérité. Féminitude rime avec négritude qui permet de se sentir bien dans sa peau de nègre. Féminitude, cela permet de se sentir bien dans sa peau de femme et cela fait du bien aux hommes aussi.
Ce n’est même pas un néologisme. Il y a une première occurence de ce mot dans un entretien entre Beauvoir et Sartre. Ce dernier parle de valeurs proprement féminines, valeurs secondaires par rapport à une réalité féminine éternelle. Beauvoir intervient : « Vous posez là une autre question , celle de la féminitude. Personne, parmi nous n’admet l’idée qu’il y a une nature féminine. Mais est-ce-que culturellement, le statut d’oppression de la femme n’a pas développé en elle certains défauts mais aussi certaines qualités qui diffèrent de ceux des hommes ?
Comme l’affirme Césaire dans son Cahier d’un retour au pays natal, où apparaît la première occurence du néologisme négritude, créant à partir d’un mot injurieux « nègre » naguère synonyme d’esclave, dont la connotation péjorative est telle qu’elle provoque la honte jusqu’à présent, un mouvement humaniste à destination de tous les opprimés du monde, tous les damnés de la terre selon l’expression de Fanon.
Dans Les liaisons dangereuses, la Présidente de Tourvelle est effectivement seulement la femme du Président. Et ne préside rien du tout. Naguère, on n’avait aucun problème à dire avec une certaine condescendance phallocratique et patriarcale Madame la Présidente car il s’agissait simplement de la femme d’un président. Mais aujourd’hui, il y a des présidentes qui président, même des Présidentes de la République. Maintenant, il n’est plus question de simple féminisation conjugale des appellations. Alors, les teigneux tiquent et les grincheux grincent.
« L’argument des polygames ne vaut pas un pet de lapin »
Mais quand on dit polygamie aujourd’hui encore, quasiment tout le monde comprend plusieurs femmes pour un homme. Or, l’argument des polygames ne vaut pas un pet de lapin, ni même de chaud lapin. Il y a désormais dans le monde légèrement plus d’hommes que de femmes. On a tellement zigouillé de petites filles parce que c’étaient des filles qu‘à présent l’équilibre est rompu. Toutefois, la Martinique d’où je viens fait exception. Elle détient le record mondial de la plus forte proportion de femmes dans sa population Soit et j’ai vérifié récemment encore, 115, 5 femmes pour 100 hommes. Ce qui conforte ces messieurs dans leur polygamie locale à sens unique. On n’a pas fini avec en Martinique.
Assurément, pour sortir de leur condition minorée, les écrivaines sont dangereuses mais en bonne part et en légitime colère. En légitime défense quand elles s’érigent contre l’abjection. Quand elles écrivent à quel point la gent féminine est non seulement victime de discrimination, d’infériorisation voire de relégation, mais précipitées dans l’abjection au sens étymologique du latin ab loin de, hors de et de jacio , jeter. Dernier degré de l’abaissement, de la dégradation qui fait tomber la femme tête la première dans le mépris et l’opprobre, loin de toute considération. Quand en 1832 George Sand publie son premier roman Indiana dont le personnage principal est une jeune femme lassée par un mari antipathique et autoritaire, courtisé par un jeune séducteur peu fiable, l’écrivaine s’avère dangereuse pour les misogynes.
Indiana, roman féministe de George Sand
Car Indiana fait partie des romans féministes de Sand, au sens où elle dénonce les conditions de vie peu enviables des femmes, en France, subissant les affres de la condition féminine minorée, phallocratie et patriarcat. cela, on ne s’en cache pas, en opérant un net amalgame entre esclavage et mariage. Clairement dénoncée, elle plaide ainsi sa cause : « Mais quoi ? celle que je défendais est-elle donc si petite ? C’est celle de la moitié du genre humain. C’est même celle du genre tout entier car le malheur de la femme entraîne celui de l’homme comme celui de l’esclave entraîne celui du maître. Et j’ai cherché à le montrer dans Indiana. Mais son héroïne, c’est tout de même une bourgeoise blanche. il n’y a en elle guère plus de féminisme que chez Flaubert écrivant Madame de Bovary ou chez Maupassant écrivant Une vie.
J’ai en moi quatre continents et demi. En tant qu’afro descendante, je préfèrerais bien sûr afro montante. Descendante d’esclaves, je me sens doublement proche des hommes. Ésope, qui inventa les fables, éthiopien esclave, ce qui me ravit, moi qui parodoxalement ne suis pas extérieurement très répandu du fait de mon extrême métissage tout en étant typiquement martiniquaise, 100 % métisse. Avec quasiment tous les sangs qui se sont mêlés plus ou moins volcaniquement, violemment. Le sang de l’Africaine déportée en esclavage. Des colons français blancs que nous appelons chez nous Békés. Des Indiens à plumes et sans plumes, c’est-à-dire des Amérindiens et puis ceux que l’on a appelé les Coolies, venus après l’abolition de l’esclavage, après 1848. Et pour pimenter le tout une arrière grand-mère chinoise.
« Écrivaine est un plus beau mot qu’écrivain »
Tout ça pour vous dire que je suis humaine avant tout. Et je n’y perds pas mon latin. Et donc j’ai encore plus dangereux à dire parce que je justement là je suis accusée en tant que femme qui écrit. Et moi je suis un être humain, rien d’humain ne m’est étranger, pas même la solidarité que je peux avoir avec les autres femmes qui écrivent. Et je voudrais terminer mon propos en rappelant que même le mot « écrivaine » est à défendre puisqu’il y a des gens qui stupidement disent que c’est moins beau qu’écrivain. Je signale que c’est peut-être plus beau puisque dans écrivaine, il y a le mot veine. La veine dans laquelle l’encre coule. Alors que dans le mot écrivain, il y a le mot « vain ». Bien sûr, il y aussi le vin de la vie, le vin de Bacchus qui protège l’écriture puisque son épithète est « Liber », mot latin qui veut dire livre et libre. Voilà. Je crois que je serai libre et que je serai acquittée.«
Lire aussi : « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? » 3/7