Cette série sur les femmes célèbres d’avant-guerre et injustement tombées dans l’oubli commence avec Adrienne Bolland. Une aviatrice de génie dont l’Histoire retiendra qu’elle a été, à 25 ans, la première femme à traverser la Cordillère des Andes le 1er avril 1921 à bord d’un Caudron G.3, un frêle avion de bois et de tôle. Un exploit qui force toujours l’admiration un siècle après et qu’elle racontait encore avec passion en 1972 à la radio.
» Ce qui passe avant tout pour moi, c’est la liberté «
C’est en ces termes que s’exprime Adrienne Bolland le 19 avril 1972 au micro de Jacques Chancel dans sa célèbre émission Radioscopie sur France-Inter. On est d’emblée charmé par la voix gouailleuse de cette femme qui à 77 ans n’a rien perdu ni de son humour, ni de son énergie et encore moins de son impertinence. En un mot une femme aussi libre sur terre que dans les airs comme le démontre les nombreux extraits de cette interview :
« J’ai toujours aimé faire des choses défendues. On prétend que je suis amorale, c’est possible. Et surtout je déteste les principes. On vous les inculque pendant 20 ans, on met 20 ans à les mettre en cause et la vie , elle est passée et foutue ! Alors dès le départ j’ai fichu ça en l’air. «
« Ce qui passe avant tout pour moi, c’est la liberté. Une fois que l’on était dans l’avion et que l’on avait décollé, on était libre et on se foutait pas mal de ce qui se passait en-dessous. On n’avait aucun contact avec la terre, il n’y avait pas de tour de contrôle, il n’y avait rien et l’on était maître après Dieu ! Ça, ça me plaisait !«
J.C : Vous étiez insupportable à terre ?
« Oh oui, j’étais pas vivable. Ça fait partie de mon tempérament. Peut-être que si j’avais été une fille sage et rangée, je n’aurais pas passée les Andes !«
JC : Pourquoi vous êtes-vous attaquée à la Cordillère des Andes?
« C’est le fruit d’un défi avec moi. Quand je suis arrivée à Buenos Aires, il a été question (en 1921), que j’essaierai peut-être de passer les Andes, mais pas avec le rafiot que j’avais (un G3), la maison Caudron (son employeur de l’époque, NDA) devait m’en envoyer un autre, plus performant. Et puis, il y a eu un malentendu avec la presse le jour de mon arrivée, j’avais bu beaucoup de champagne. Le lendemain, les journaux argentins annonçaient que j’étais venue pour traverser les Andes. Alors quand la maison Caudron a déclaré qu’elle ne pouvait pas m’envoyer un autre avion, je me suis dit eh bien je passerai avec le rafiot que j’ai. Je m’en fous je vais essayer.«
J. C : C’était un avion très frêle quand on le compare aux avions d’aujourd’hui …
« Oui, c’était une vraie cage à poules dont le type datait de 1913 et nous étions en 1921 ! Il n’y avait quasiment aucun instrument de pilotage à bord, c’était la liberté mais dans les Andes cette liberté était un peu fraîche ! Parce que dans cet avion mon corps était à l’air libre jusqu’à la ceinture. Et comme je n’avais pas reçu d’argent pour m’acheter des lainages alors je me suis garnie de vieux journaux ! Si vous aviez vu comme je suis arrivée à Santiago avec mon révolver , mon poignard et mes journaux ! Des oignons aussi parce que je n’avais pas de masque pour respirer normalement. Les paysans du coin m’avaient dit : prenez de l’oignon. Alors j’avais mes oignons coupés en petits morceaux dans la poche de ma combinaison de vol. Je devais sentier bon à l’arrivée !
Vous vouliez aussi prouver que les hommes n’étaient pas supérieurs aux femmes ?
« Au départ, c’est un sentiment d’orgueil ! Je voulais aussi savoir ce que c’était de connaître la gloire, j’ai été bien déçue du reste. Mais très vite c’est l’aviation qui m’a passionnée. La gloire, ça vous dégoûte de l’humanité. Vous savez, les personnes qui me traitaient de folle et me disaient que je ne pouvais pas passer la Cordillère, que je desservais la France, ce sont les mêmes qui m’ont dit au retour : « Nous savions que vous alliez passer et que vous étiez capables de le faire ! »
J.C : Mais cette aventure, ce n’était pas un peu de folie ?
« Bien sûr, c’était de l’inconscience même mais une inconscience consciente. Parce que je n’ai jamais, jamais et je vous le dis sincèrement pensé avant le départ me retrouver à Santiago ! « (capitale du Chili)
Mais comment vous regardaient -ils les hommes ?
J’avais de très bons camarades. Quelquefois, il y avait quand même des p’tites piques mais nous nous aimions beaucoup.
C’est un exemple de ténacité ce que vous avez fait ?
Ce n’est un exemple pour personne ! C’est juste un exemple de ce que l’on peut faire en étant jeune. Il ne faut pas attacher à la vie un prix extraordinaire. Pour moi la vie est valable lorsqu’on la risque pour une chose valable ou qu’on la met au service des autres. Mais ce que j’ai fait c’était valable parce que j’ai réussi. Sinon on aurait dit : « C’est une pauvre folle qui a voulu passer la Cordillère ».
Mais 50 ans après , ce passage de la Cordillère reste un haut fait de l’aventure aéronautique
« Oui mais moi sur le moment, ça ne m’a pas fait cet effet là. Vous savez, les choses que l’on réussies, elles paraissent toujours très faciles à l’arrivée ! Mais j’avais 25 ans à l’époque et pour me suivre il fallait vraiment beaucoup de santé !«
Pour vous, le mot impossible n’existe pas ?
Non…Mëme à l’heure actuelle, je suis toujours dans l’opposition, la contestation, j’ai ma vérité à moi et je combats pour . Mais je ne crois pas à l’expérience parce que la vie change tous les jours. En revanche, je pense souvent qu’au lieu de faire des expériences sur des animaux, pourquoi on ne prend pas des volontaires de mon âge qui pourraient dire quelque chose à l’arrivée. Ça permettrait de voir ce qu’un organisme d’un certain âge peut arriver à endurer avec dommages ou pas.
Aujourd’hui à l’heure de la conquête de la lune et d’autres planètes, vous seriez prête à repartir ?
« Ah oui, moi j’aurais été aimé ça, vraiment. Ça c’est une aventure merveilleuse. Elle ne mène peut-être pas à grand chose pour l’avenir de l’humanité, je n’ai pas cette espérance . Mais de penser que l’humanité se réalise à ce point-là, c’est tout de même du merveilleux ! «
Elles sont différentes selon vous les jeunes femmes d’aujourd’hui ?
« Oui. Par exemple, dans l’aviation , elles doivent être très disciplinées ce qui ne m’aurait pas du tout plu, vraiment pas. Car disciplinée, je ne le serai jamais. Je fais ce que je veux. Ce que les gens pensent de moi, je m’en fous éperdument. Je ne connais ni le bien ni le mal mais j’ai ma propre morale, c’est-à-dire que l’on peut faire autour de soi ou le bien ou le mal. C’est autre chose que ces principes bourgeois qui vous enferrent dans des dogmes, des choses ridicules qui n’apportent rien pour l’épanouissement des vies.«
Est-ce-que c’est le résultat de toute une éducation ?
« Oh non. J’ai eu une éducation tout à fait contraire à ce que je vous exprime de moi. J’avais ça en moi, certainement un royaume intérieur différent de ce qu’étaient les filles de mon âge à cette époque. Maintenant les jeunes contestent collectivement, en groupes mais moi je n’étais peut-être pas la seule mais j’étais isolée là où j’étais. Ça a créé des complications pour ma jeunesse que du reste je ne regrette pas parce que l’on confondait dressage et éducation. Alors autant dire que sur moi, le dressage, ça ne marchait pas du tout ! C’est en m’égarant que je me suis trouvée et je me suis bien trouvée !«
Vous êtes amie avec le général Barthélémy (qui consacre de nombreuses pages à Adrienne Bolland dans son ouvrage Le temps des hélices) et pourtant vous clamez haut et fort votre antimilitarisme, expliquez-moi.
« C’est un ami mais je suis tout à fait antimilitariste et je l’ai toujours été. Et de toutes façons je le serai devenue après la guerre ( 39-45) . De plus je n’aime pas l’uniforme et je ne l’ai jamais porté. Et quand je vois un type, qu’il soit général, gendarme, flic ou n’importe quoi eh bien mentalement, je dis bien mentalement, je le déshabille et il n’en reste rien ! C’est pas un homme qui m’impressionne. »
Vous êtes aussi irrévérenscieuse Adrienne Bolland ?
« Oui parce que je parle comme tout le monde pense. Parce que si quelqu’un vient vous importuner, vous pensez au fond de vous-même et ne me dites pas le contraire « il m’emmerde ! ». Et bien moi je parle vrai, je n’ai pas le temps de traduire.«
Jusqu’à quel âge aimeriez-vous vivre ?
« Oh je ne demande pas un instant de plus que jusqu’à maintenant, je préfèrerais partir relativement en pleine forme. Mais vieillir c’est affreux ! Ce que je regrette de la vie, c’est pas tellement les choses que j’ai faites et qui ont été jugées bien, c’est toutes les sottises que l’on ne peut plus faire. C’est ça qui est merveilleux ! «
Mais vous avez été comblée de ce côté là
« En fait, je me suis comblée toute seule ! (rires) Mais la vie sans la jeunesse c’est une corvée. Il y a des gens qui acceptent mais moi je n’accepte pas. Il faut brûler la vie. Le bien comme le mal, il faut faire tout avec enthousiasme ! Mais je ne donne ma vie en exemple à personne. «
Ça en fait une somme de souvenirs
« Oui mais rien qu’à l’idée que ce sont des souvenirs, ce n’est pas très gai parce que c’est le passé.«
Oui mais le présent est quand même acceptable
« Ah mais moi je vois déjà l’avenir. Par exemple, on parle de l’Europe. Alors moi je dis oui mais tout ça c’est déjà dépassé. Moi je vois un état planétaire. Je vais toujours plus loin.«
Mais durant votre vie vous aurez vu beaucoup de choses tout de même
« Oh oui et des choses que je ne pensais même pas voir parce que lorsque nous étions ensemble avec des pilotes, on faisait mille projets et on disait un jour il y aura des avions qui décolleront en emmenant mille personnes et à mille à l’heure. C’était un rêve et on le voit presque maintenant et ça je ne pensais pas le voir. »
Votre premier brevet de pilote, vous l’avez eu en 1920 et est-ce-qu’à ce moment-là vous pouviez imaginer qu’un jour les hommes pourraient aller sur la lune ?
« Non, ça je ne pensais pas que ce serait un jour possible.«
Justement, quelles questions vous posent les jeunes lorsqu’ils vous écrivent ?
« Eh bien, on sent qu’ils sont attirés eux aussi vers l’aventure et je trouve ça merveilleux. Mais je ne voudrais pas que ceux de ma génération leur fassent croire qu’ils ont tout fait. Moi, j’estime que tout est toujours à faire. L’aventure, on la trouve partout. La vie , c’est une aventure. Il n’y a qu’à savoir ouvrir les yeux et regarder autour de soi. Mais naturellement, celui qui travaille du matin au soir dans un bureau il a une vue un peu limitée. Et ça c’est terrible. J’estime qu’il y a des gens qui ne vivent pas, qui ne savent pas ce que c’est. «
Vous avez eu de l’audace, mais peut-être avez-vous eu la chance de votre audace ?
« Bien sûr ! mais pour moi, ce qui compte pour classer un individu, ce n’est pas sa réussite, ce sont les efforts qu’il fait. Eh bien dans les moments où l’on fournit un effort, on est stupéfait de voir jusqu’où peut aller cet effort. J’ai eu des coups très durs dans l’aviation puisque je suis restée 18 jours perdue ( après un accident d’avion dans la forêt brésilienne à 70 km de Santos NDA) eh bien, on peut toujours aller plus loin et quand on ne peut pas aller plus loin c’est qu’on est mort !«
Vous n’avez jamais désespéré ?
« Non je n’avais pas beaucoup d’espoir mais je ne désespérais pas. »
Mais vous avez eu peur ?
« Bien sûr ! J’ai eu tout le temps peur dans ma vie. Mais moi ça me plaît. Où j’ai peur, j’y vais. Encore aujourd’hui, si je vois un endroit où il y a un peu de danger j’y cours. C’est malgré moi, j’ai besoin de trembler. C’est prendre sur soi parce que je n’ai jamais connu la peur panique. J’ai connu la lutte avec la peur. Et ce qui me faisait plaisir, c’est que j’étais la plus forte. Mais maintenant je trouve que l’on est vite blasé parce que les choses vont beaucoup plus vite. ll faut se rappeler les premiers balbutiements de l’aviation, c’était passionnant ! Les premiers sauts, les premiers décollages. Et dans les circonstances où cela s’est fait, c’était un conte de fées, c’était la réalisation de l’un des plus grands rêves de l’Homme. «
Vous volez encore ?
« Non et puis je vais vous dire une chose c’est que l’aviation de maintenant ne correspond pas à mon tempérament parce que l’on est relié au sol. On est forcé de parler, on se fait tirer par une tour ( de contrôle). Moi ce qui plaisait, c’est qu’une fois qu’on avait décollé, c’était fini, on n’avait plus aucun contact avec la terre. Bien sûr, on avait des consignes. On nous disait par exemple, « il ne faudrait pas décoller parce que le temps est très mauvais ». Mais moi je m’en foutais , je disais « moi, il faut que je parte et puis quand le moteur me plaquait, je me posais dans un champ et c’était tout. Ça c’était ma vie !«
Comment vous est venue l’idée de provoquer les mauvais génies de la Cordillère des Andes ?
J’ai voulu passer par l’endroit où les autres s’étaient tués parce qu’on avait déjà passé les Andes mais par le Nord ou par le Sud. Et l‘endroit par où je voulais passer, les autres aviateurs s’étaient tués mais je me suis dit , je veux passer par là mais surtout je voulais faire une première et quelque chose de propre.
Et quelqu’un y croyait, c’était un médium , une voyante ?
« C’était un médium, une bonne femme que j’ai prise pour une folle parce que je ne l’avais pas demandée. Elle m’a trouvée à mon hôtel au moment où je partais pour Mendoza. ( ville de départ pour la traversée des Andes NDA) Et alors cette femme je l’ai prise pour une dingue et je lui ai dit « écoutez, moi je vais fumer une cigarette et pendant ce temps là vous me racontez vos petites histoires et puis après faut me foutre le camp et la paix. Alors cette pauvre fille m’a expliqué, enfin elle m’a fait un véritable plan de vol. Elle m’avait surtout donnée comme point de repère ce fameux lac que je verrai et effectivement la vallée dans laquelle j’étais tournait à droite, elle passait sur le lac. Et quand j’ai vu le lac, je me dis mais enfin cette vieille folle m’a dit la vérité, elle m’a dit que si je tournais à droite j’allais me casser la gueule, qu’est-ce-que je fais ? Vous savez, ça a été plus fort que moi. A gauche, je me disais je ne peux pas passer les montagnes sont plus hautes que moi comment je vais faire? Et pourtant j’ai tourné à gauche et c’est là que j’ai trouvé cette fameuse fissure et j’ai débouché sur Santiago. Parce que les appareils chiliens étaient venus à ma rencontre mais sinon j’ai fait la traversée toute seule. Mais cette escadrille était allée vers le Sud parce que tous les autres étaient arrivés par le Sud et quand ils sont revenus je m’étais déjà posée. Ils ont alors dit « mais comment ? on ne l’a pas vue ! » En fait j’étais arrivée directement sur Santiago sans carte, sans compas, sans rien , au pifomètre !«
Cette voyante, vous l’avez revue après ?
« Oui je l’ai revue, c’est comme ça que j’ai su que c’était un médium parce que sur le moment je ne me suis pas du tout occupée de ce qu’elle m’a dit.«
Et maintenant, vous faites confiance aux voyantes ?
« Oh non ! Je ne vais pas les voir mais vraiment je pense qu’il y a des choses qui débordent un peu l’entendement et comme ça m’est arrivée à moi, je suis bien forcée d’y croire. D’ailleurs elle m’avait donné des médailles. Sur le coup j’ai cru que c’étaient des médailles saintes et je les ai emportées mais bon je ne pratique aucune religion, je ne suis enferré avec aucun dogme avec rien du tout mais j’ai la foi. Une foi que je trouve en moi qui est plus immense qu’un compartiment de religion. Pour moi, il n’y a qu’une seule chose qui compte, c’est l’amour. La seule loi à laquelle je veux bien me soumettre, c’est la loi d’amour et la loi de la justice. C’est comme ça que mes opinions politiques sont allées tout à fait vers la gauche parce que j’estime qu’il n’y a pas d’amour sans justice et je trouve qu’il n’y en a pas beaucoup. Et je trouve que la meilleure façon de prouver sa foi c’est d’abord de la mettre au service des hommes, d’aimer les gens qui vous entourent et même les autres, beaucoup plus loin. Moi, je suis révoltée à l’idée qu’il y a des gens qui souffrent à l’heure actuelle par des guerres pour leur sale pognon, c’est dégoûtant. »
Vous n’avez jamais triché dans votre vie ?
« Non, ça je peux le dire, je n’ai pas triché. Pourtant j’en ai vu pas mal des tricheurs mais J’ai gardé les histoires pour moi. «
Admettons que vous croyiez en la réincarnation. Qui voudriez-vous être si vous reveniez sur la terre ?
« D’abord je ne voudrais pas revenir sur la terre, ça c’est une chose certaine . Sinon je voudrais aller sur une planète sans fusils, sans couteaux, pas de scies pour couper les arbres. Je ne voudrais rien de ce qui détruit. Alors, je ne sais pas si elle existe parmi les milliards de planètes qu’il y a mais enfin vous voyez que la terre ne correspond à mes aspirations futures. «
Si vous pouviez avoir une autre vie , comment voudriez-vous qu’elle soit ?
« J’espère qu’il y aurait d’autres aventures que je pourrais tenter. Notez bien que je ne recommencerai pas ma vie en passant par où je suis passée. Mais je suis capable d’aller au devant d’aventures aussi terribles. Mais revivre celles que j’ai vécues, ah non ! »
Vous dites beaucoup aimer la liberté mais vous vous êtes toutefois mariée, donc vous l’avez perdu votre liberté !
« Ah non, pas du tout. Le mariage pour moi ça a été un immense amour mais un amour rempli de liberté. Dans la vie, on peut avoir un grand amour et des amours sauvages. Mais ça n’a rien à voir parce que quand on aime vraiment quelqu’un ça finit je crois par dépasser ce sentiment que l’on se fait de l’amour. C’est une tendresse, je n’ai pas d’enfant, mais qui doit se rapprocher de l’amour d’une mère pour son enfant. Pour mon mari, j’aurais été capable de lui donner un oeil s’il le fallait pour le sauver, de faire n’importe quoi que je n’aurais pas fait pour d’autres bien sûr.«
Donc pour vous, le mariage n’est pas une prison ?
« Pas du tout. Je trouve que c’est absolument ridicule de s’enfermer dans un amour physique absolument restreint, c’est un geste c’est tout, ça n’a vraiment pas d’importance. »
A 77ans, vous avez le droit de rêver encore, alors quels sont ces rêves ?
« Vous savez, maintenant je rêve un peu pour les autres parce que je suis vraiment passionnée par chaque évènement qui se passe. Je suis toujours curieuse et heureusement que j’ai ça. Je m’intéresse à tout parce que dans cette vérité que je me suis faite, je me suis fabriqué un monde et je sais très bien que tout est évolution, que les choses ont l’air de ne pas bouger mais qu’elles bougent. Et ce qui me plaît c’est que je pense qu’elles bougent dans mon sens. Au fond, les grands courants sont toujours établis de façon permanente. Alors il peut y avoir des périodes où ils ont l’air de stagner mais en réalité on reprend du souffle pour aller plus loin, c’est merveilleux ça. »
Il y a sans doute en ce moment des femmes de votre âge qui vous écoutent et qui pensent « pour moi c’est fini « . Elles doivent reprendre de l’enthousiasme…
« Je pense que si elles n’en ont jamais eu c’est pas maintenant qu’elle vont le prendre ! Je pense que l’on vient au monde avec cet enthousiasme en soi mais ce n’est pas quelque chose que l’on peut acquérir, on l’a ou on ne l’a pas. »
Alors pour comprendre comment vous avez eu l’idée de passer la Cordillère des Andes, il faut peut-être revenir à votre enfance. Comment vous est venu ce goût de l’aviation ?
« Il ne m’est pas du tout venu comme ça, je n’ai pas entendu de voix. Je n’avais pas la vocation. Ça ne vient pas de mes parents non plus. Mon père était un intellectuel antisportif alors je n’ai pas du tout été élevée dans ce genre d’idées. C’est moi qui ait décidé de faire de l’aviation parce que je voulais faire quelque chose et prendre une carrière dans un endroit peu encombré par les femmes. À ce moment-là, il n’y avait qu’une qui était la baronne de la Roche et elle venait de se tuer. Il n’y avait plus personne, c’était pas encombré, je suis entrée.«
Vous étiez un garçon manqué…
« Ah oui j’étais absolument terrible. Il ne fallait pas me parler de poupées. Je me fichais complètement de la cuisine, j’ai refusé tout ça, ça ne m’intéressait pas. Dès mon enfance, j’étais en marge. Dans les pensionnats où je suis passée, j’ai fichu le camp. J’étais à Bourg la Reine à l’institution Vallet qui existe encore, un jour j’ai vu la porte ouverte, c’était tentant, je suis partie, à pied parce que c’était pas gai les institutions les écoles. Le tablier noir était obligatoire. Je suis partie avec mon tablier noir, j’étais une bonne marcheuse et je suis arrivée à pied à la maison. »
C’était le goût de la nature et des voyages?
« Ah oui, j’ai toujours aimé ça et mes parents aussi. J’ai beaucoup voyagé avec eux,. Pas de grands voyages à l’étranger mais avec eux j’ai connu je peux le dire parfaitement la France. »
Vous avez étudié toutefois ?
« Ah oui mais mal parce que moi en dehors de quelques années de pensionnats, j’ai eu une institutrice particulière. Ça m’arrangeait parce que je n’étais ni la première ni la dernière mais je ne foutais rien, ça ne m’intéressait pas du tout. J’étais une très mauvaise élève. Du reste, il faut un bagage dans la vie. Mais je ne sais pas si le fait d’enfourner un tas de choses dans l’esprit des enfants si c’est la bonne manière de leur faire aimer le savoir, je ne le crois pas. «
Adrienne Bolland à quel âge est-on vieux ?
« Le moment crucial pour une femme c’est quand elle est certaine que l’on ne lui manquera plus de respect. Là elle commence une nouvelle étape et c’est affreux. En tout cas je parle pour moi . Mais moi je n’ai jamais été comme les autres. On disait que j’étais un cas. Et puis à ce moment-là , les filles rien que parce que c’étaient des filles, elles avaient en elles une sorte de soumission. Elles passaient de la famille au mariage, c’était comme ça mais moi j’ai fichu tout ça en l’air ! Je ne deviendrai jamais une dame patronnesse, ça c’est sûr ! »
La société de maintenant vous va bien tout de même ?
« Ce n’est pas du tout la société dont je rêve., donc je suis tout à fait dans la contestation mais je ne peux pas changer tout à moi toute seule. Maintenant il faut que les mouvements s’amplifient, que ce soient de gros mouvements auxquels vraiment je m’intéresse et qui changent les choses. Je vis dans cette espérance, même si je ne dois pas les voir. Mais ce qui me dégoûte c’est que je connais des gens qui sont soi-disant plein de bonté et charitables. Mais ces mêmes personnes, quand on vote une loi qui va avantager un petit peu les humbles, eh bien ces gens là parce que l’on va leur prendre un petit peu d’argent en plus sur leurs impôts, ils se révoltent et ils se disent plein de bonté. Ce paternalisme me dégoûte. «
Vous êtes pour un ordre nouveau ?
« Ah oui, je suis pour une justice et pour la liberté aussi. Mais au fond, on se sent si peu de choses quand on est à la merci des éléments. Il fallait si peu de choses. Pour la Cordillère, j’ai fait tourner mon moteur pour la première fois durant 4 heures sans s’arrêter, donc vous savez il n’y avait pas de quoi crâner . Mais vous savez c’est là-haut que j’ai découvert mon royaume intérieur. C’est une chose qui existe, qui ne se révèle pas toujours mais que personne ne peut vous prendre.«
Cette interview vaut la peine d’avoir été retranscrite dans sa presque intégralité, tant elle nous renseigne sur la vie et le caractère de l’aviatrice. Elle a toutefois le désavantage (ou le mérite ? ) de faire tomber Jacques Chancel de son piédestal tant ses questions sont au final pauvres, répétitives et surtout… sexistes. Il faut alors se rappeler que nous sommes en 1972. Les femmes n’ont pas encore le droit à l’avortement et beaucoup d’hommes pensent encore que la place des femmes est d’être à la maison. L’exact contraire de la vie d’Adrienne Bolland, féministe avant l’heure. Toutefois, Jacques Chancel n’en dira pas un mot et ne lui posera aucune question à ce sujet pas plus que sur son action de résistante dans le Loiret.
Claire Boutin